6
La lune avait entamé son déclin quand un groupe de huit cavaliers franchit l’arche au-dessus de laquelle ENTREZ EN PAIX était inscrit en Grandes Lettres. Jonas et Reynolds chevauchaient en tête. Derrière eux venait la carriole noire de Rhéa, tirée par un poney qui paraissait doté d’assez de vigueur pour trotter toute la nuit et une bonne partie du jour suivant. Jonas avait voulu lui donner un cocher pour le mener, mais Rhéa avait refusé.
— J’me suis toujours mieux entendue avec les animaux qu’avec les humains, lui avait-elle rétorqué – et ça semblait être vrai. Les rênes reposaient mollement sur ses genoux et le poney allait bon train. Les autres hommes étaient Hash Renfrew, Quint et trois des meilleurs vaqueros de Renfrew.
Coraline avait voulu venir, mais Jonas n’avait pas la même vision des choses qu’elle.
— Si jamais nous sommes tués, tu pourras continuer ta vie plus ou moins comme avant, lui avait-il dit. Rien ne te rattachera à nous.
— Sans toi, je ne suis pas sûre que continuer à vivre m’intéresse, lui avait-elle répondu.
— Ah, arrête de dire des conneries d’écolière, ça ne te va pas du tout. Tu trouverais plein de bonnes raisons à poursuivre cahin-caha le fil du sentier, si tu voulais t’en donner la peine. Mais si tout se passe bien – ce que j’espère – et que tu veuilles toujours de moi, tu n’auras qu’à partir d’ici à bride abattue dès que tu auras eu vent de notre victoire. Il y a une ville dans les Monts Vi Castis, à l’ouest d’ici. Ritzy, elle s’appelle. File là-bas sur le cheval le plus rapide que tu pourras trouver. Tu y seras plusieurs jours avant nous, même si nous menons un train d’enfer. Déniche-toi une auberge respectable qui accepte de recevoir une femme seule… si toutefois pareil établissement existe à Ritzy. Et attends-nous. Dès qu’on arrivera avec les citernes, tu n’auras qu’à te joindre à notre colonne et venir à ma droite. Tu as compris ?
Oui. Une femme sur mille était comparable à Coraline Thorin – aussi maligne que Sa Seigneurie Satan en personne et baisant comme sa gueuse et putain. Si seulement les choses pouvaient se dérouler aussi simplement qu’il les lui avait décrites.
Jonas ralentit l’allure de sa monture de manière à avancer de conserve avec la carriole noire. Rhéa avait sorti le cristal de son sac et le tenait sur ses genoux.
— Du nouveau ? lui demanda-t-il, espérant revoir cette pulsation rose l’illuminer jusqu’au tréfonds et le redoutant à la fois.
— Nenni. Mais il parlera quand il le faudra – compte là-dessus.
— Alors à quoi tu sers, la vieille ?
— Tu le sauras, le moment venu, fit Rhéa, le dévisageant avec arrogance (et aussi avec une certaine crainte, fut-il ravi de constater).
Jonas éperonna son cheval et reprit la tête de la petite colonne. Il avait décidé de délester Rhéa de la boule de cristal si elle s’avisait de faire des difficultés. À vrai dire, le cristal avait déjà insinué son étrange et ensorcelante douceur dans l’esprit de Jonas ; il n’arrêtait pas de penser à cette unique pulsation rose qu’il n’avait que trop vue.
— Mes couilles, se dit-il. Le trac avant la bataille, voilà ce que j’ai. Une fois cette affaire bouclée, je redeviendrai celui que j’ai toujours été.
Bonne chose, si c’était la vérité. Mais il avait commencé à la mettre en doute.
Renfrew chevauchait près de Clay à présent. Jonas glissa sa monture entre eux deux. Sa mauvaise jambe lui faisait un mal de chien ; autre mauvais signe.
— Et Lengyll ? questionna-t-il Renfrew.
— N’ayez crainte. Faites confiance à Fran Lengyll, répondit ce dernier. Il rameute une bonne bande : trente hommes.
— Trente ! Ventredieux ! Je t’avais dit que j’en voulais quarante ! Quarante minimum !
Renfrew le mesura d’un coup d’œil, puis grimaça sous une rafale de vent mauvais, particulièrement frisquette. Il remonta son bandana sur le bas du visage, imitant à retardement les vaqueros qui suivaient.
— Ces trois blancs-becs, y vous font donc si peur, Jonas ?
— En tout cas, j’en ai peur pour nous deux, puisque tu es trop bête pour savoir qui ils sont et de quoi ils sont capables.
Il releva son propre bandana, se forçant à adopter un ton plus raisonnable. Mieux valait ménager ces paysans : il en avait besoin quelque temps encore. Une fois la balle dans le camp de Latigo, il lui serait loisible de changer d’attitude.
— Mais ça se pourrait qu’on ne les voie pas du tout.
— Probab’ qu’y sont déjà à plus de dix lieues d’ici et qu’y galopent vers l’Ouest en crevant leurs chevaux, renchérit Renfrew. J’donnerais cher pour savoir comment y ont fait pour s’échapper.
Quelle importance, sombre abruti ? songea Jonas, sans exprimer sa pensée.
— Pour c’qui est des hommes de Lengyll, il aura pris les plus costauds sur qui il aura pu mettre la main – et si bataille il y a, ces trente-là s’battront comme soixante.
Jonas échangea un coup d’œil avec Clay. Je veux le voir pour le croire, lisait-on dans le regard de Reynolds, ce qui rappela à Jonas pourquoi il l’avait toujours préféré à Roy Depape.
— Combien sont armés ?
— D’flingues ? La moitié, p’t-être. Doivent pas être à plus d’une heure derrière nous.
— Bien.
Au moins leurs arrières étaient couverts. Il faudrait faire avec. Et il était pressé de se débarrasser de ce maudit cristal.
Ah ? chuchota une petite voix intérieure, demi-folle et matoise, provenant du tréfonds de son être. Ah, tiens, si pressé que ça ?
Jonas l’ignorant, elle finit par se taire. Une demi-heure plus tard, ils quittèrent la route pour s’engager sur l’Aplomb. Devant eux, à quelques lieues de là, la Mauvaise Herbe ondulait sous le vent comme une mer d’argent.
7
À peu près au même moment où Jonas et sa troupe dévalaient l’Aplomb, Roland, Cuthbert et Alain remontaient en selle. Susan et Sheemie les regardaient faire, se tenant par la main, avec solennité, sur le seuil de la cabane.
— Tu entendras les explosions des citernes et tu sentiras la fumée, dit Roland. Même par vent contraire, tu la sentiras, je pense. Puis, moins d’une heure après, nouvelle fumée. Mais par là, cette fois, dit-il, pointant le doigt. Elle viendra des broussailles empilées à l’entrée du canyon.
— Et si on ne voit rien de tout ça ?
— Alors filez à l’ouest. Mais tu le verras, Sue, je te jure que tu le verras.
Elle s’avança, posa les mains sur sa cuisse et leva les yeux vers lui dans le clair de lune finissant. Il se pencha, lui saisit délicatement la nuque et l’embrassa à pleine bouche.
— Puisses-tu suivre ta course sans encombre, dit Susan en s’écartant de lui.
— Si fait, ajouta soudain Sheemie. Soyez fermes et loyaux, tous les trois.
Il s’avança à son tour et effleura timidement la botte de Cuthbert.
Ce dernier se baissa et lui serra la main.
— Veille bien sur elle, mon vieux.
— J’y manquerai point, fit Sheemie avec sérieux.
— Allons, partons, dit Roland, sentant que, s’il regardait encore une fois le visage grave et solennel de Susan levé vers lui, il éclaterait en sanglots.
Ils s’éloignèrent lentement de la cabane. Avant que l’herbe, en se refermant derrière eux, ne les dérobe à la vue, Roland se retourna une dernière fois.
— Je t’aime, Sue.
Elle sourit. Un très beau sourire.
— Oiseau et ours, lièvre et poisson, prononça-t-elle.
Quand Roland la revit la fois suivante, elle était prisonnière du cristal du Magicien.
8
Ce que Roland et ses amis apercevaient à l’ouest de la Mauvaise Herbe était d’une beauté farouche et solitaire. Le vent, soulevant de grands rideaux de sable, en balayait le désert pierreux, et le clair de lune les transformait en fantômes se pourchassant. Par intervalles, la Roche Suspendue était visible à deux roues de distance et aussi l’entrée de Verrou Canyon, quelque deux roues plus loin. Parfois, on ne voyait plus ni l’une ni l’autre, masquées par les nuages de poussière. Derrière eux, l’herbe haute rendait un son mélodieux et apaisant.
— Comment ça va, vous deux ? demanda Roland. Bien ?
Ils opinèrent.
— Ça va tirailler dans tous les coins, à mon avis.
— Nous nous souviendrons du visage de nos pères, dit Cuthbert.
— Oui, approuva Roland, presque machinalement. On s’en souviendra très bien.
Il s’étira sur sa selle.
— Le vent nous avantage, pas eux – c’est un bon point. On les entendra venir. Et on pourra se faire une idée de leur nombre. Compris ?
Tous deux acquiescèrent.
— Si Jonas n’a pas encore perdu confiance en lui, il sera bientôt là, et en petit comité – avec les hommes armés qu’il aura pu rameuter à la va-vite – et il sera en possession du cristal. Dans ce cas-là, on leur tendra une embuscade, on les liquidera tous et on récupérera l’Arc-en-Ciel du Magicien.
Alain et Cuthbert l’écoutaient intensément, n’en perdant pas une miette. Le vent souffla en rafale et Roland dut plaquer une main sur son chapeau pour l’empêcher de s’envoler.
— En revanche, s’il redoute d’autres avanies de notre part, il viendra plus tard, avec le gros de la troupe. Si cela se produit, on les laissera passer… puis, si le vent continue à souffler et à se montrer amical envers nous, on leur emboîtera le pas.
Cuthbert sourit largement.
— Oh Roland ! fit-il. Ton père serait fier de toi. Quatorze ans à peine, mais malin comme le diable !
— Quinze ans à la prochaine lune, rectifia Roland avec sérieux. Si on procède de cette façon, il nous faudra peut-être liquider leur arrière-garde. Mais attendez mon signal, d’accord ?
— On rejoindra la Roche Suspendue comme membres de leur cohorte, c’est ça ? demanda Alain.
Il avait toujours eu une longueur de retard sur Cuthbert, mais Roland n’en avait cure ; parfois, la fiabilité valait mieux que la vivacité.
— Si les dés sont jetés de cette façon, oui.
— S’ils ont la boule rose avec eux, espérons qu’elle ne nous trahira pas, observa Alain.
Cuthbert eut l’air surpris. Et Roland se mordit la lèvre, songeant que, parfois, Alain savait lui aussi faire preuve de vivacité d’esprit. Pas de doute, il avait devancé à la fois Bert… et Roland, en exprimant cette petite idée fort déplaisante.
— Nous avons beaucoup de choses à espérer, ce matin, mais nous jouerons nos cartes dans l’ordre où nous les tirerons.
Ils mirent pied à terre et s’assirent près de leurs chevaux, à la lisière de l’herbe, assez taciturnes. Roland, tout en regardant les nuages de poussière argentés qui se coursaient dans le désert, songeait à Susan. Il s’imaginait marié avec elle, vivant sur une petite terre quelque part au sud de Gilead. Ce serait après la défaite de Farson, l’étrange déclin du monde se serait inversé (la part la plus puérile de Roland supposait que mettre un terme aux agissements de Farson y suffirait) et ses jours de pistolero seraient derrière lui. Cela faisait moins d’une année qu’il avait acquis le droit de porter les six-coups à son ceinturon – et les gros revolvers de son père quand Steven Deschain déciderait de passer la main – et il en était déjà las. Les baisers de Susan lui avaient amolli le cœur et avaient accéléré sa maturation ; avaient rendu possible une autre vie. Meilleure, peut-être. Une vie avec un foyer, des enfants et…
— Ils arrivent, dit Alain, tirant brusquement Roland de sa rêverie.
Le Pistolero se dressa, les rênes de Flash au poing. Cuthbert se tenait tout près, tendu à l’extrême.
— Petit ou gros détachement ? Est-ce que tu le sais ?
Alain fit face au sud-est, les mains tendues, paumes tournées vers le ciel. Par-delà son épaule, Roland vit que le Vieil Astre était sur le point de disparaître au-dessous de l’horizon. Il ne restait donc plus qu’une heure avant l’aube.
— Je ne peux pas encore le dire, fit Alain.
— Peux-tu nous dire du moins si le cristal…
— Non. Tais-toi, Roland. Laisse-moi écouter !
Roland et Cuthbert observaient Alain avec anxiété, tendant l’oreille au maximum pour percevoir éventuellement le sabot des chevaux, le grincement des roues ou le murmure des hommes apportés par le vent. Le temps se dévidait. Le vent, au lieu de tomber avec la disparition du Vieil Astre et l’approche de l’aube, soufflait plus fort que jamais. Roland regarda Cuthbert qui avait sorti sa fronde et jouait nerveusement avec l’élastique. Bert se permit un haussement d’épaules.
— C’est un petit groupe, dit Alain soudainement. Vous ne les entendez pas ?
Cuthbert et Alain firent non de la tête.
— Pas plus de dix, peut-être seulement six.
— Mes dieux ! murmura Roland, brandissant le poing vers le ciel, sans pouvoir s’en empêcher. Et le cristal ?
— Le shining ne m’indique rien, dit Alain, d’une voix de quelqu’un qui dort debout. Mais ils l’ont avec eux, tu ne crois pas ?
Roland le croyait. Un petit groupe de six ou huit, voyageant avec la boule de cristal. C’était parfait.
— Tenez-vous prêts, les gars, fit-il. On va se charger d’eux.
9
Le détachement de Jonas avança bon train, dévalant l’Aplomb puis gagnant la Mauvaise Herbe. Les étoiles qui les guidaient brillaient distinctement dans le ciel d’automne et Renfrew les connaissait toutes. Il se servait d’une arbalète ou bâton de Jacob pour mesurer la distance entre les deux qu’il appelait les Jumelles et faisait faire halte au groupe toutes les vingt minutes environ pour se servir de son appareil. Jonas n’avait pas le moindre doute qu’ils les feraient sortir de l’herbe haute, juste en face de la Roche Suspendue.
Puis, une heure environ après qu’ils eurent pénétré dans la Mauvaise Herbe, Quint vint chevaucher à ses côtés.
— La vieille dame, elle veut vous voir, sai. Elle dit que c’est important.
— Tout de suite, elle a dit ? demanda Jonas.
— Si fait.
Quint baissa la voix.
— L’espèce de boule qu’elle tient, elle est toute brillante.
— Vraiment ? Écoute-moi, Quint – tiens compagnie à mes vieux potes pistards pendant que je vais voir de quoi il retourne.
Il ralentit l’allure de sorte à se retrouver à hauteur de la carriole noire. Rhéa leva les yeux vers lui et, un court instant, baigné comme il l’était par la lueur rose, Jonas crut lui voir un visage de toute jeune fille.
— Tiens donc, dit-elle. Te v’là, mon grand. J’me disais bien que t’allais rappliquer vite fait.
Elle partit de son rire caquetant qui dessina des plis d’amertume sur son visage et Jonas la vit de nouveau telle qu’elle était – toute racornie par l’objet qu’elle tenait dans son giron. Puis il baissa les yeux vers le cristal… et fut perdu. Il sentit cette lueur rose irradier les moindres coins et recoins de son esprit, qu’elle illumina comme ils ne l’avaient été par rien auparavant. Même Coraline, au plus salace de sa forme, ne pouvait l’embraser de la sorte.
— Il te plaît, pas vrai ? fit-elle, mi-sarcasme mi-roucoulement. Si fait, il te plaît, comme il plairait à tout le monde, c’est un si joli glam. Mais vous y voyez quoi, sai Jonas ?
Il se pencha ; se tenant au pommeau de sa selle d’une main, sa longue chevelure pendant d’un même côté, Jonas scrutait au tréfonds du cristal. Il ne distingua tout d’abord que ce rose d’une succulence labiale, puis quand il commença à se dissiper, il aperçut une cabane entourée d’herbe haute. Le genre de retraite que seul un ermite serait à même de goûter. La porte – peinte d’un rouge vif mais qui s’écaillait – était ouverte. Et assise sur la pierre du seuil, les mains sur les genoux, ses couvertures sur le sol à ses pieds, et ses cheveux dénoués sur les épaules, il y avait…
— Ça par exemple ! chuchota Jonas.
Il s’était tellement penché hors de sa selle qu’il avait tout d’un acrobate de cirque. Ses yeux semblaient avoir disparu, mangés par cette lumière rose qui lui emplissait les orbites.
Rhéa caquetait de ravissement.
— Si fait, c’est la gueuse de Thorin, qui ne l’a jamais été ! La fille d’amour de Dearborn !
Son caquètement cessa aussi brusquement qu’il avait commencé.
— La fille d’amour du freluquet qui a tué mon Ermot. Et il me le paiera, si fait, pour sûr. Regardez de plus près, sai Jonas, regardez de plus près !
Ce qu’il fit. Tout était clair à présent et il se dit qu’il aurait dû le voir plus tôt. Tout ce que la tante de cette fille avait redouté, c’était vrai. Rhéa l’avait su, même si la raison pour laquelle elle n’avait dit à personne que cette fille baisait avec l’un des gamins de l’Intérieur lui échappait. Et Susan avait fait bien plus que baiser avec Will Dearborn ; elle l’avait aidé à s’évader, lui et ses potes pistards, et pourrait bien avoir tué pour lui deux représentants de la loi par-dessus le marché.
L’image dans le cristal se rapprocha en flottant. La regarder lui donnait un peu le vertige, mais ce vertige n’avait rien de désagréable. Derrière la fille, on apercevait la cabane, faiblement éclairée par une lampe dont on avait baissé la flamme au maximum. Jonas crut d’abord que quelqu’un dormait dans un coin mais, en y regardant de plus près, il jugea que ce n’était rien qu’un tas de peaux adoptant vaguement une forme humaine.
— Tu aperçois les garçons ? demanda Rhéa, apparemment de très loin. Tu les vois, mons’gneur sai ?
— Non, répondit-il d’une voix qui lui parut elle aussi venir de très loin. Il gardait les yeux rivés sur la boule de cristal. Il sentait sa luminosité lui brûler la cervelle de plus en plus profond. C’était une agréable sensation, celle d’un bon feu par un soir de froidure.
— Elle est toute seule. On dirait qu’elle attend.
— Si fait.
Rhéa gesticula au-dessus de la boule – comme si elle époussetait brièvement quelque chose – et la lumière rose disparut. Jonas laissa échapper un cri de protestation sourd, mais rien à faire : le cristal était sombre à nouveau. Il faillit tendre les mains vers elle en lui demandant de faire revenir cette lumière – la supplier, si c’était nécessaire – et s’en empêcha par un pur effort de volonté. Le lent retour de ses facultés l’en récompensa. Ce qui l’aida à se remémorer que les passes de la sorcière n’avaient pas plus de signification que les marionnettes de Guignon et Gnafrol. Le cristal n’en faisait qu’à sa tête et pas à celle de Rhéa.
Entre-temps, la mégère le dévisageait avec des yeux trahissant une perverse perspicacité.
— Et elle attend quoi, d’après toi ? lui demanda-t-elle.
Elle ne pouvait attendre qu’une seule chose, songea Jonas, de plus en plus alarmé. Les garçons. Ces trois fils de putain sans barbe au menton du Monde de l’Intérieur. Et s’ils n’étaient pas avec elle, c’est qu’ils pourraient bien se trouver loin devant à attendre eux aussi, à leur manière.
À l’attendre, lui. Et à attendre peut-être bien aussi le…
— Écoute-moi, fit-il. Je te poserai pas la question deux fois, alors tu as intérêt à me répondre la vérité. Ils sont au courant que cette chose existe ? Ces garçons savent pour l’Arc-en-Ciel ?
Elle détourna les yeux. C’était une réponse amplement suffisante, dans un sens, mais pas dans un autre. Elle avait été sa propre maîtresse bien trop longtemps là-haut sur sa colline ; il fallait qu’elle apprenne qui était le patron ici, en bas. Se penchant à nouveau, il l’agrippa par l’épaule. Quelle horrible sensation ce fut ! Comme d’empoigner à pleine main un ossement où un semblant de vie palpiterait encore. Mais il se contraignit à ne pas lâcher prise pour autant. Et même à l’affermir. Rhéa eut beau gémir et se tortiller, Jonas tint bon.
— Parle, vieille garce ! Tu vas l’ouvrir ton putain de clapet !
— Ça se pourrait qu’ils sachent, geignit-elle. La fille a peut-être vu quelque chose le soir où elle est venue pour la pr… arrrhh, lâche-moi, tu vas me tuer !
— Si j’avais voulu te tuer, tu serais déjà morte !
Après avoir jeté un dernier regard de langueur vers la boule de cristal, il se redressa sur sa selle et, mettant ses mains en porte-voix, cria :
— Halte, Clay !
Reynolds et Renfrew tirèrent sur les rênes de leurs montures, et Jonas immobilisa les vaqueros qui le suivaient en levant haut la main.
Le vent murmurait dans l’herbe, la courbait, la ridait de sillons, lui tirant de doux effluves. Jonas fixa l’obscurité devant lui, tout en sachant qu’il était stérile de tenter d’apercevoir Dearborn et les autres. Ils pouvaient se trouver n’importe où, Jonas ne prisait guère que les chances soient inégales en cas d’embuscade. Et même pas du tout.
Il alla rejoindre Clay et Renfrew ; ce dernier avait l’air de s’impatienter.
— Quel est le problème ? L’aube va se lever d’une minute à l’autre. Faut aller de l’avant.
— Tu connais les cabanes de la Mauvaise Herbe ?
— Si fait, la plupart. Pourquoi…
— Tu en connais une avec une porte rouge ?
Renfrew opina et montra un point au nord.
— Celle du Vieux Soony. Il s’est comme qui dirait converti à une religion – suite à un rêve ou une vision ou un truc comme ça. C’est pour ça qu’il a peint sa porte en rouge. Il est parti vivre chez les Manni y a cinq ans d’ça.
Il ne redemanda pas pourquoi, du moins ; il avait vu passer sur le visage de Jonas quelque chose qui contribua à tarir ses questions.
Jonas leva la main et observa un instant le cercueil tatoué en bleu qu’elle portait, puis, se retournant, il héla Quint.
— Tu prends la direction des opérations, lui dit-il.
— Moi ? fit Quint, haussant des sourcils broussailleux.
— Ouair. Mais tu ne continues pas… y a eu un changement de plans.
— Qu’est-ce que…
— Écoute-moi sans l’ouvrir sauf si quelque chose t’échappe. Tu vas faire faire demi-tour à cette satanée carriole et sous bonne escorte, lui faire reprendre en vitesse le chemin d’où l’on vient. Et quand tu auras rejoint Lengyll et ses hommes, dis-leur que Jonas lui fait dire que vous devez les attendre, lui, Reynolds et Renfrew, à l’endroit où vous venez de vous retrouver. C’est clair ?
Quint acquiesça. Il avait l’air dépassé par les événements mais ne pipa mot.
— Bien. Alors, exécution. Et dis à la sorcière de ranger son joujou.
Jonas se passa la main sur le front. Cette main qui n’avait que rarement tremblé auparavant était agitée d’un léger frémissement.
— Il est trop dérangeant.
Quint s’éloignait déjà quand Jonas le héla. Il se retourna.
— Je crois que les gamins de l’Intérieur sont dans les parages, Quint. Probablement un peu en avant de là où on est, mais si jamais ils étaient en arrière, le long de ton chemin, ils risquent de vous attaquer à l’improviste.
Quint jeta un regard circulaire – et nerveux – sur l’herbe qui le dépassait d’une bonne tête. Puis lèvres serrées, il reporta son attention sur Jonas.
— Et s’ils vous attaquent, ils essaieront de vous prendre le cristal, poursuivit Jonas. Et, sai, retiens bien ce que je te dis là : ceux qui ne le protégeront pas de leur vie regretteront de ne pas être morts.
Il désigna du menton la file des vaqueros à cheval derrière la carriole noire.
— Dis-le-leur.
— Si fait, patron, dit Quint.
— Dès que vous aurez rejoint la troupe de Lengyll, vous serez en sécurité.
— Combien d’temps on d’vra vous attendre si on vous voit point venir ?
— Jusqu’à ce qu’il gèle en enfer. Va maintenant.
Tandis que Quint s’éloignait, Jonas se tourna vers Reynolds et Renfrew.
— On va se payer un petit détour, les gars, dit-il.
10
— Roland, fit Alain d’un ton pressant, à voix basse. Ils ont fait demi-tour.
— Tu en es sûr ?
— Oui. Il y a un autre groupe qui les suit. Une beaucoup plus grosse troupe. Ils se dirigent vers elle.
— Ils cherchent la sécurité dans le nombre, c’est tout, fit Cuthbert.
— Ils ont le cristal ? demanda Roland. Le shirting te l’indique-t-il, cette fois ?
— Oui, ils l’ont. Ça les rend plus faciles à suivre, même s’ils sont repartis en sens inverse. Une fois qu’on l’a trouvé, il brille comme une lampe dans un puits de mine.
— C’est toujours Rhéa qui veille sur lui ?
— Je crois. C’est affreux d’user le shining sur elle.
— Jonas a peur de nous, conclut Roland. Il veut nous affronter en plus grand nombre. Voilà ce qui se passe, voilà ce qui doit se passer.
Il était loin de se douter que sa supposition était à la fois juste et terriblement erronée. Il était également loin de se douter qu’il venait de retomber – comme de rares fois depuis que tous trois avaient quitté Gilead – dans l’une de ses désastreuses crises de certitude adolescente.
— Qu’est-ce qu’on fait ? demanda Alain.
— Rien. On attend, à l’affût du moindre bruit. S’ils se dirigent vers la Roche Suspendue, ils seront forcés de passer par ici avec le cristal.
— Et Susan ? s’enquit Cuthbert. Susan et Sheemie ? Qu’est-ce qu’ils deviennent dans tout ça ? Comment on saura si tout va bien de leur côté ?
— Je suppose qu’on n’en saura rien.
Roland s’assit en tailleur, les rênes de Flash lui traînant sur les genoux.
— Mais Jonas et ses hommes ne vont pas tarder à revenir. Et, à ce moment-là, on fera ce qu’on doit.
11
Susan n’avait point voulu dormir à l’intérieur de la cabane – s’y trouver sans Roland lui semblait une anomalie. Laissant Sheemie pelotonné sous le tas de vieilles peaux, elle était sortie avec ses couvertures. Elle était restée assise sur le seuil un petit moment, les yeux levés vers les étoiles et avait prié pour Roland à sa manière. Quand elle se sentit un peu rassérénée, elle s’étendit sur l’une des couvertures et remonta l’autre jusqu’au menton. Une éternité lui paraissait s’être écoulée depuis que Maria l’avait tirée de son lourd sommeil et les ronflements glottaux, bouche ouverte, qui s’échappaient de la cabane ne la gênèrent pas vraiment. Elle s’endormit la tête sur son bras replié et ne s’éveilla pas quand, vingt minutes plus tard, Sheemie parut sur le seuil et, après l’avoir regardée en clignant de sommeil, gagna l’herbe haute pour y pisser. Le seul à remarquer la présence de Sheemie fut Caprichoso qui, allongeant le cou, donna un petit coup de naseau dans le fondement de Sheemie, quand celui-ci passa à sa portée. Le simplet, dormant à moitié debout, le repoussa machinalement de la main. Il connaissait par cœur tous les tours de Capi, si fait.
Susan rêvait de la saulaie – oiseau et ours, lièvre et poisson – et ce qui la tira de son rêve, ce ne fut pas Sheemie, au retour de sa petite commission, mais un cercle d’acier froid qu’on lui enfonçait dans le cou. Suivit un déclic bruyant qu’elle reconnut aussitôt pour l’avoir entendu dans le bureau du Shérif : celui d’un pistolet dont on arme le chien. La saulaie s’effaça de son esprit.
— Brille donc, petit rayon de soleil, dit une voix.
Et un court instant, Susan, déboussolée et encore mal réveillée, s’efforça de croire qu’on était encore la veille et que Maria voulait qu’elle se lève et quitte Front de Mer avant que le mystérieux assassin du Maire Thorin et du Chancelier Rimer ne revienne la tuer elle aussi.
Peine perdue. Quand elle ouvrit les yeux, ce ne fut point sur la lumière crue du milieu de la matinée mais sur la lueur cendreuse de cinq heures du matin. Et la voix n’était point celle d’une femme, mais d’un homme. Et on ne la secouait point par l’épaule, mais on lui braquait le canon d’une arme contre son cou.
Levant la tête, elle aperçut un visage ridé en lame de couteau, encadré de cheveux blancs. Des lèvres en estafilade. Des yeux du même bleu fané que ceux de Roland. Eldred Jonas. L’homme qui se tenait derrière lui avait payé des verres à son pa dans des temps meilleurs : Hash Renfrew. Un troisième homme, un du ka-tet de Jonas plongea dans la cabane. Une terreur paralysante la coupait en deux – elle avait autant peur pour Sheemie que pour elle. Elle n’était même pas sûre que le garçon comprendrait ce qu’il leur arrivait. Il y a ici deux des hommes qui ont essayé de le tuer, songea-t-elle. Ça au moins, il le comprendra.
— Ah, vous voici de retour parmi nous, rayon de soleil, dit Jonas avec affabilité, tout en la regardant chasser les brumes du sommeil d’un battement de cils. Bonne chose ! Une jolie petite sai telle que vous ne devrait pas faire la sieste seulette, si loin de tout. Mais n’ayez pas d’inquiétude, je veillerai à ce qu’on vous ramène à votre place.
Il leva vivement les yeux quand le rouquin à la cape ressortit de la cabane. Seul.
— Y a quelque chose qu’elle garde là-dedans, Clay ?
Reynolds fit non de la tête.
— Tout est encore sur le canasson, j’suppose.
Sheemie, songea Susan, Sheemie, où es-tu ?
Jonas tendit la main et lui caressa brièvement un sein.
— Joli, fit-il. Doux et tendre. Pas étonnant que Dearborn vous apprécie.
— Ôtez-moi de là votre sale main marquée de bleu, salopard.
Jonas s’exécuta en souriant. Puis il tourna la tête et examina le mulet.
— J’le connais celui-ci ; il appartient à Coraline, ma bonne amie. En plus de tout le reste, vous voilà devenue voleuse de bétail ! Quelle honte, quelle disgrâce, cette jeune génération. Vous n’êtes pas de mon avis, sai Renfrew ?
Mais l’ancien associé de son père demeura silencieux. Son visage n’affichait prudemment aucune expression et Susan songea qu’il se pouvait qu’il fût – ne serait-ce qu’infinitésimalement – honteux de sa présence ici.
Jonas se retourna vers elle, ses lèvres minces esquissant un simulacre de sourire bienveillant.
— Quoique… après l’assassinat, je suppose que le vol d’un mulet paraît de l’enfantillage, n’est-ce pas ?
Susan resta muette à cette saillie, se contentant de regarder Jonas flatter les naseaux de Capi.
— Qu’est-ce qu’ils pouvaient bien avoir à charrier, ces gamins-là, qu’il leur ait fallu un mulet ?
— Des linceuls, murmura-t-elle, les lèvres engourdies. Pour vous et tous vos amis. C’était un chargement terriblement lourd, d’ailleurs – il a failli rompre l’échine du pauvre animal.
— Il existe un dicton dans le pays d’où je viens, reprit Jonas, toujours souriant, qui fait comme ça : les filles malignes vont en enfer. Vous le connaissez ?
Il continuait à caresser les naseaux du mulet qui semblait apprécier la chose ; il étirait le cou au maximum, ses petits yeux stupides mi-clos de plaisir.
— Vous a-t-il traversé l’esprit que ceux qui déchargent leur bête de somme, se partagent ce qu’elle portait et emportent chacun sa part, ne reviennent habituellement jamais ?
Susan s’obstina dans son silence.
— On vous a bel et bien séduite et abandonnée, Rayon de Soleil. Vite baisée, vite oubliée, c’est la triste vérité. Savez-vous où ils sont allés ?
— Oui, dit-elle, à voix basse, à peine un murmure.
Jonas afficha un air ravi.
— Si vous nous le disiez, les choses pourraient s’améliorer pour vous. Tu serais pas du même avis, Renfrew ?
— Si fait, dit ce dernier. Ce sont des traîtres, Susan – des partisans de l’Homme de Bien. Si vous savez où ils sont ou ce qu’ils complotent, faut nous l’dire.
Sans quitter Jonas des yeux, Susan répondit :
— Approchez-vous.
Desserrant à peine les lèvres, on eût dit qu’elle prononçait Abrochez-veau, mais Jonas comprit et se pencha, tendant le cou d’une manière qui le fit ressembler absurdement à Caprichoso. À peine fut-il à sa portée que Susan lui cracha au visage.
Jonas recula, tordant la bouche de surprise et de dégoût.
— Arrrh ! GARCE ! s’écria-t-il, lui décochant une gifle retentissante qui la projeta à terre.
Des étoiles noires explosèrent dans son champ de vision. Sa joue droite lui fit l’effet d’enfler comme un ballon. S’il m’avait frappée à peine plus bas, il aurait pu me briser le cou. Il aurait peut-être mieux valu, songea-t-elle. Portant la main à son nez, elle essuya le sang qui coulait de sa narine droite.
Jonas se tourna vers Renfrew, qui avait avancé d’un pas puis s’était immobilisé.
— Qu’on la mette sur son cheval et qu’on lui lie les mains devant elle. Et qu’on l’attache serré.
Il regarda Susan à terre et lui balança un grand coup de pied dans l’épaule qui la fit rouler vers la cabane.
— Tu as osé me cracher à la figure ? Tu as osé cracher sur Eldred Jonas, espèce de garce ?
Reynolds lui tendit son bandana. Jonas s’en saisit, en essuya le crachat puis s’accroupit auprès de Susan. Prenant ses cheveux à pleines mains, il s’en servit pour nettoyer soigneusement le bandana. Puis il la remit brutalement debout. Des larmes de douleur perlèrent dans ses yeux, mais elle garda le silence.
— Je ne reverrai peut-être jamais ton bon ami, ma douce Susan aux petits tétons si tendres. Mais je te tiens, toi, et je te tiens bien, hein ? Ah ouair. Et si Dearborn nous cherche des poux, tu le paieras au centuple. Et je ferai en sorte que Dearborn l’apprenne. Tu peux compter là-dessus.
Son sourire disparut et il lui donna soudain une poussée si rude qu’elle manqua de nouveau s’étaler les quatre fers en l’air.
— En selle, maintenant, et vite, avant que je ne décide de t’arranger un peu le portrait avec mon couteau.